Le rêve de Siam

Image de couverture: île de Koh Chang (Thaïlande). Source: iamkohchang

Traduit par Marc Long

I used to be a little boy, so old in my shoes
and what I choose is my choice, what’s a boy supposed to do

Disarm (Siamese dream, Smashing Pumpkins, 1993)

Le 12 décembre 1899, deux jeunes Danois arrivent à Bangkok : Ernst Johannes Schmidt et Ole Theodor Mortensen. J. Schmidt avait 21 ans et venait de terminer ses études de botanique à l’université de Copenhague.

Bangkok, 1900. Source: meisterdrucke

Ni l’un ni l’autre n’avaient d’expérience des tropiques, mais ils débordaient d’enthousiasme à l’idée d’étudier cette flore et cette faune exotique pour eux.

Tout a commencé un an plus tôt, lorsque Schmidt a rencontré Richelieu, un amiral de la flotte siamoise presque aussi jeune que lui.

Fasciné par les récits sur Siam (ancien nom de l’actuelle Thaïlande), Schmidt a insisté pour s’y rendre et étudier ses plantes tropicales.

Richelieu lui offre un soutien local et lui conseille un endroit à explorer et à échantillonner pendant son séjour, l’île de Koh Chang. Après avoir convaincu Mortensen (31 ans) de l’accompagner, Schmidt et Mortensen ont réussi à financer un séjour de trois mois « au paradis » grâce au soutien du gouvernement danois et de la Fondation Carlsberg.

Vous avez bien lu, la fondation Carlsberg : la fondation de la bière. Le fondateur J.C. Jacobsen considérait que l’activité scientifique était synonyme de prospérité et que ceux qui la pratiquaient étaient « l’élite du Danemark ».

C’est pourquoi, en 1876, il a créé la Fondation Carlsberg avec – entre autres – pour but de soutenir la recherche fondamentale en finançant le développement de projets dans le domaine des sciences naturelles, des sciences sociales et des sciences humaines. 

Le Danemark est un pays qui a une longue tradition de naturalistes depuis l’époque de Linné, mais l’accès aux régions tropicales était plus compliqué que l’accès aux latitudes moyennes ou l’Arctique.

La mission de Schmidt et Mortensen a été la première expédition danoise à Siam (1899-1900).

Ils avaient leurs propres moyens sur terre et utilisaient un petit bateau pour naviguer près de la côte. Mais ils ne se contentèrent pas de longer l’île, ils collectèrent également des échantillons plus loin de la terre grâce à la flotte du Siam et au navire H.S.M.S. Chamroen, offert par Richelieu.

Pendant que Schmidt travaille à terre, Mortensen s’embarque en janvier 1900 pour étudier la surface turquoise de la mer avec des filets de soie. Et dans 3 des 10 échantillons qu’il a prélevés, quelques, très rares cellules d’un dinoflagellé inconnu sont apparues.

Sur la base de ses observations, il a décrit une nouvelle espèce et un nouveau genre de dinoflagellé : Ostreopsis siamensis.

Source: Schmidt (1901)
Source: Schmidt (1901)

Les échantillons de Koh Chang leur ont permis de publier pendant 10 ans. Un exploit pour ces jeunes inexpérimentés que ce voyage a marqué à vie…

Koh Chang (1929). Schmidt est celui avec la casquette blanche sur la gauche. Source: Bruun (1960).

Bien que Schmidt était botaniste et que son travail le plus important lors de cette expédition portait sur les mangroves, il deviendra par la suite un océanologue de renommée mondiale pour ses études sur les zones de reproduction de l’anguille européenne (qu’il a localisées dans la mer des Sargasses).

Schmidt retournera à Koh Chang en 1929, lors d’une expédition de deux ans à travers l’Atlantique et le Pacifique, à nouveau parrainée par la Fondation Carlsberg. Mais c’est une autre histoire, revenons à Ostreopsis.

Schmidt n’imaginait pas l’importance qu’aurait sa découverte. Il faudra attendre plusieurs décennies avant que Fukuyo (1981) ne décrive d’autres espèces d’OstreopsisO. ovata et O. lenticularis. Aujourd’hui, on compte au total 11 espèces.

Ostreopsis et le clupéotoxisme

À la fin du XVIIIe siècle, on connaissait l’existence d’intoxications dans les régions tropicales dues à l’ingestion de clupéidés, une famille de poissons qui comprend entre autres les sardines et les harengs. L’origine de cette intoxication, appelée clupéotoxisme, était alors inconnue. Les symptômes typiques sont un goût métallique suivi de nausées, de diarrhées, de tachycardie, de vertiges, de paralysie progressive et, dans les cas aigus, de la mort.

Cette toxicité rappelle la ciguatera, mais la mortalité due au clupéotoxisme est beaucoup plus importante. Voici un exemple:

Structure de la palitoxine, l’une des substances naturelles ayant la plus longue chaîne de carbone. Source:  American Chemical Society

Madagascar, 1994. Une femme de 49 ans a préparé deux harengs (Herklotsichthys quadrimaculatus). Elle a séparé les têtes et a fait cuire la chair. Alors qu’elle et son fils ont mangé chacun un poisson, ils ont donné les restes au chat. En 15 minutes, le chat était mort.

L’enfant n’a rien eu, mais la femme a été empoisonnée et est morte à l’hôpital 15 heures plus tard. L’analyse des têtes de sardines a révélé que l’une d’entre elles était toxique : elle contenait de la palitoxine.

La palytoxine est responsable du clupéotoxisme, l’une des substances non protéiques les plus toxiques connues.

Elle a été isolée pour la première fois en 1971 à partir de coraux mous du genre Palythoa puis de Zoanthus, d’autres invertébrés, de poissons, d’une algue rouge (Chondria armata), de la cyanobactérie Trichodesmium, et en 1995, des analogues de la palytoxine ont été découverts chez Ostreopsis. Cette histoire est racontée dans El alga de la muerte de Hana (article en espagnol).

Anecdote curieuse >> l’algue rouge Chondria armata était utilisée au Japon comme remède pour éliminer les vers intestinaux. En cherchant des insecticides contre les cafards, ils ont découvert dans les 80′ qu’elle produisait de l’acide domoïque, responsable de l’intoxication amnésique. Et en 2016, à la recherche d’autres insecticides, ils ont identifié une autre substance 1000 fois plus toxique que l’acide domoïque: la palytoxine.

Corail mou responsable d’une intoxication (kératoconjonctivite) décrite par MacMillan et col. (2022).

Les coraux mous producteurs de palytoxine présentent des risques sanitaires lors du nettoyage des aquariums tropicaux. Il existe de nombreux exemples documentés d’empoisonnement par contact cutané, contact oculaire ou inhalation d’aérosols.

C’est par exemple le cas d’un homme de 30 ans qui a dû être admis à l’hôpital, nécessitant de l’oxygène et un traitement urgent pour stabiliser ses signes vitaux (Wood et col. 2018).

La présence de la palytoxine dans divers invertébrés tels que les crabes, les poissons et les mollusques filtreurs a conduit à suggérer que la source du clupéotoxisme est Ostreopsis, une microalgue dont les toxines s’accumuleraient dans la chaîne alimentaire marine.

Ostreopsis se trouve souvent sur les macroalgues et les substrats inertes (rochers, coquillages, etc.) ainsi que dans la colonne d’eau. La piste est donc plausible mais (à ma connaissance) il n’a jamais été prouvé de manière concluante que cette microalgue était responsable du clupéotoxisme.

L’empoisonnement de la femme de Madagascar a été le premier à être lié à Ostreopsis. Le hareng contenait des traces de sédiments dans le tube digestif et les pêcheurs affirmaient que l’espèce était un mangeur de fond.

Cette observation, ainsi que la présence d’analogues de la palytoxine chez O. siamensis et leur abondance dans les fonds tropicaux, ont conduit à identifier cette espèce comme la « cause probable » du clupéotoxisme.

Ce qui est bien établi par contre, c’est le lien entre Ostreopsis et les troubles respiratoires et cutanés lors de ses proliférations en Méditerranée au large des côtes italiennes, grecques, algériennes et espagnoles. Nous en avons parlé il y a quelques années dans En esta apartada orilla no se respira mejor y Fraga y las Ostreopsis (articles en espagnol).

Et l’année dernière Ostreopsis a de nouveau fait la une des journaux pour son apparition dans le golfe de Gascogne et en Espagne, entrainant de légers symptômes d’empoisonnement et la fermeture de plusieurs plages par précaution (« Los análisis confirman que las algas Ostreopsis causaron los picores de los bañistas en San Sebastián »; NIUS 10-IX-2021) et en France (« Côte basque : des plages fermées à cause d’une algue toxique »; SudOuest 9-VIII-2021).

L’espèce responsable vous rappellera quelque chose…

Ostreopsis siamensis est parmi nous. Cette algue toxique est à l’origine des irritations et démangeaisons cutanées dont ont souffert cette semaine près d’une centaine de baigneurs sur les plages de San-Sebastian. Des analyses commandées par le département de la santé publique et de l’environnement de la mairie de San-Sebastian à la faculté de biologie de l’université du Pays basque (UPV/EHU) l’ont confirmé. L’algue toxique a désormais un nom et un prénom.

Traduit de NIUS,10-IX-2021
La plage de Zurriola (San Sebastian), la plage la plus touchée par la prolifération d’Ostreopsis en 2021. Auteur: EuropaPress. Source:  NIUS, 10-IX-2021.

Certes, les cellules isolées dans le nord de la péninsule ibérique (Cantabria et Euskadi) depuis leur première détection par Laza-Martínez et col. (2011) ressemblent à Ostreopsis siamensisMais il y a autre chose…

120 ans après Schmidt, il existe dans le monde entier de nombreuses cultures présentant cette apparence et, en l’absence de données supplémentaires, elles sont appelés Ostreopsis cf. siamensis (« cf. » est l’abréviation latine de « confer » qui signifie « apparence externe similaire à… »).

Mais les biologistes moléculaires sont connus pour séquencer toutes les cellules qu’ils rencontrent, et aliment les arbres phylogénétiques qui grandissent et grandissent…

Les branches de ces arbres anticipent souvent la description de nouvelles espèces et attirent l’attention sur d’autres que nous ne pouvons pas distinguer par leur apparence.

Dans le cas d’Ostreopsis, il y a également plus de « branches » que d’espèces décrites. Et faute de noms, ils ont été numérotés : Ostreopsis sp. 1, 2, 3 et ainsi de suite jusqu’à 9 !!

Vous pouvez imaginer que Ostreopsis cf. siamensis isolés dans les Caraïbes, en Australie ou en Méditerranée ne sont pas forcément la même espèce. Ils se ressemblent tout au plus. Mais alors, le problème était que nous ne connaissions pas non plus la branche du véritable Ostreopsis siamensis.

La solution ? localisez Koh Chang sur une carte, allez-y pour isoler des cellules ressemblant à O. siamensis et complétez votre description avec des données génétiques.

Doucement, je vous vois déjà chercher une date pour vous rendre en Thaïlande afin de résoudre le mystère…

En 2021 Lam Nguyen-Ngoc et col. ont isolé des cultures d’Ostreopsis cf. siamensis sur la côte du Vietnam et sur l’île Phu Quoc à 300 km de l’île Elephant (Koh Chang).

Source: Nguyen-Ngoc et col. (2021).

Dans leur travail, ils ont inclus une des illustrations de Schmidt et des observations de cellules correspondant à cette description…

Mais également les résultats génétiques !!

«The real» Ostreopsis siamensis s’est avéré être Ostreopsis sp. 6.

En revanche, Ostreopsis cf. siamensis du nord de l’Espagne et de France correspondent à Ostreopsis sp. 9: une espèce qui reste à décrire.

Il est intéressant de noter que Lam Nguyen-Ngoc a collaboré avec le Schmidt Ocean Institute, une fondation privée à but non lucratif dédiée à la recherche marine.

Cette fondation dispose d’un énorme navire océanographique : le RV Falkor, long de 110 mètres.

Malgré son nom, la fondation n’a rien à voir avec Johannes Schmidt mais fait référence à ses fondateurs : Eric et Wendy Schmidt, tous deux Américains.

Eric, PDG de Google et Wendy, entrepreneure s’intéressent à la science, tout comme M. Jacobsen et sa fondation Carlsberg. Ils viennent même de faire don de leur ancien navire océanographique au CNR italien.

Johannes Schmidt était un jeune homme plein d’illusion qui a plus que réalisé son rêve de Siam…

Et un siècle plus tard, d’autres jeunes ont également réalisé leur propre «rêve de Siam«. Avec eux, je termine en dédiant une chanson de cet album de 1993 à Schmidt, Mortensen et à tous les jeunes et moins jeunes qui lisent ce blog.

A chacun ses rêves

Références:

  • Bruun A.F. Danish naturalists in Thailand (1900-1960). Siam Soc . Nat . Hist . B. 20:71-80 (1961).
  • David H. et col. Ostreopsis cf. siamensis and Ostreopsis cf. ovata from the Atlantic Iberian Peninsula: Morphological and phylogenetic characterization. Harmful Algae 30:44-50 (2013).
  • Drouet K. et col. Current distribution and potential expansion of the harmful benthic dinoflagellate Ostreopsis cf. siamensis towards the warming waters of the Bay of Biscay, North-East Atlantic. Env. Microbiol. 23(9):4956-4979 (2021).
  • Fukuyo Y. Taxonomical study on benthic dinoflagellates collected in coral reefs. Bull. Jpn. Soc. Sci. Fish 47:967–78 (1981).
  • Laza-Martínez A. et col. Morphological and genetic characterization of benthic dinoflagellates of the genera Coolia, Ostreopsis and Prorocentrum from the south-eastern Bay of Biscay. Eur. J. Phycol. 46, 1–21. (2011).
  • MacMillan K. et col. Case report: Aquarium palytoxin induced keratoconjunctivitis. Am. J. Ophtalmol. Case Rep. 25:101326. (2022).
  • Nguyen-Ngoc L. et col. Morphological and genetic analyses of Ostreopsis (Dinophyceae, Gonyaulacales, Ostreopsidaceae) species from Vietnamese waters with a re-description of the type species, O. siamensis. J. Phycol. 57:1059-1083 (2021).
  • Pelin M. et col. Palytoxin-Containing Aquarium Soft Corals as an Emerging Sanitary Problem. Mar. Drugs 14:33 (2016).
  • Randall J.E. Review of Clupeotoxism, an Often Fatal Illness from the Consumption of Clupeoid Fishes. Pacific Science 59(1):73–77 (2005).
  • Santos M. et col. Ocurrence of Ostreopsis in two temperate coastal bays (SW iberia): insights from the plankton. Harmful Algae 86: 20–36 (2019).
  • Schmidt J. Preliminary report of the botanical results of the Danish expedition to Siam (1899–1900). Part IV. Peridiniales. Botanisk tidsskrift 24:212–21 (1901).
  • Wood P. et col. Aerosolized palytoxin toxicity during home marine aquarium maintenance. Toxicol. Comm. 2:1, 49-52 (2018).
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