Stranded Things 2
Traduit par Marc Long
Aujourd’hui, nous allons parler du pire cas de mortalité de baleines ces dernières années. Elle s’est produite au large de la côte sud du Chili en mars 2015, détaillée par une superbe étude de Häusserman et al. (2017) et un article populaire sur le web Hakai Magazine : « Death by Killer Algae« . Il s’agit d’un article formidable avec des images aériennes réalisées à l’aide de drones. Cet article existe également en format audio.

Je vais ici relater les faits de manière plus résumée.
La Patagonie chilienne couvre une vaste zone, difficile d’accès et peu peuplée. En raison des nombreux fjords, îles et canaux, son littoral équivaut à deux fois la circonférence de la Terre, soit 80 000 km.
Dans ce territoire, plus précisément dans le golfe de Penas (région d’Aysén, entre 46º30’S et 48ºS de latitude), une étude de plongée sur les invertébrés, dirigée par le Dr. Vreni Häusserman, a découvert en avril 2015 les premiers restes de rorquals boréaux : une trentaine répartis dans deux zones du golfe de Penas séparées par 200 km.
Il n’est pas rare que des baleines mortes soient découvertes dans la région, mais rarement en si grand nombre et sur une période aussi courte.
Leur position, couchées sur le côté ou sur le dos, avec le ventre gonflé, indique qu’elles sont mortes dans des eaux proches et qu’elles se sont ensuite échouées sur le rivage.
Qu’est ce qui a bien pu les tuer ?

Häusserman et son groupe sont des spécialistes des invertébrés, et non du phytoplancton, si bien qu’ils n’ont pas tout de suite pensé aux biotoxines.
Pourtant, la côte sud du Chili est touchée chaque année par des proliférations de microalgues toxiques -avec le risque que cela comporte pour la santé publique, l’économie locale et la faune marine-, c’est pourquoi les autorités chiliennes mènent des programmes de surveillance des « marées rouges », par le biais d’organismes tels que l’Institut de Développement des Pêches (Instituto de Fomento Pesquero ; IFOP) et l’Office National des Pêches (Servicio Nacional de Pesca y Acuicultura ; SERNAPESCA).
Pour découvrir l’assassin, il fallait réunir toutes les preuves sur la scène de crime.
Quelques semaines plus tard, au mois de mai, une expédition commune entre le SERNAPESCA, la marine Chilienne et la police d’investigation Chilienne (PDI) a été entreprise. Elle avait pour objectif de prélever des échantillons de phytoplancton, ainsi que des échantillons de baleines pour des études génétiques, des os de l’oreille et des contenus stomacaux pour rechercher la trace d’éventuelles biotoxines.
Dans cette vidéo, vous pouvez voir des images de l’échantillonnage. L’odeur devait être importante….
En juin, Vreni Häusserman, accompagnée de sa collègue Carolina Gutstein (experte dans l’analyse de fossiles ou « taphonomie » pour rechercher, entre autres, les causes des décès) et d’un étudiant, ont survolé la côte pour compter le nombre de corps échoués dans le Golfe de Penas.
Ils avaient compté 70 spécimens quand, au milieu du silence, quelqu’un s’est exclamé : « Oh, merde, c’est un cauchemar ».
Ils ont recensé 343 carcasses de rorquals boréaux (Balaenoptera borealis), et 17 carcasses appartenant à d’autres espèces. Le tableau rassemblant ces informations dans Häusserman et al. (2017) est le plus triste que j’ai jamais vu dans un article scientifique et cette macabre liste fait 14 pages !!!
Qu’ont-ils découvert dans les échantillons de 2015 ?
Aucune des carcasses étudiées en mai 2015 ne présentait de signes extérieurs de maladie, de dommages physiques (attaques de prédateurs comme les orques) ou de dommages dans les os des oreilles (dus à des explosions). Ils ne sont pas morts de faim non plus, car ils possédaient suffisamment de graisse et leur estomac était plein.
L’hypothèse d’une maladie virale ou bactérienne ne peut être exclue à 100% en raison du degré de décomposition des cadavres.
D’autres causes, telles que les dommages causés par une explosion sous-marine, ont été exclues sur la base d’un faisceau d’indices.
Une mortalité massive synchronisée (entre février et avril) sur une région aussi vaste ne pouvait avoir qu’une seule origine…
Les analyses de toxines, réalisées sur les cadavres dans la zone et dans l’estomac de 2 animaux, ont révélé la présence de toxines paralysantes (PST ; Paralytic shellfish toxins) et de toxines amnésiques (ASP ; Amnesic shellfish toxins).
Les données de surveillance des toxines disponibles en mars 2015, à 120 km au nord du Golfe de Penas, ont montré des niveaux de toxines paralysantes (saxitoxines) 10 fois supérieurs à la normale, ainsi qu’une présence abondante du dinoflagellé Alexandrium catenella.
Mais aucune toxine amnésique (acide domoïque) n’a été retrouvée dans ces échantillons.
Au vu de tout cela, Häusserman et al. (2017) ont attribué la mort des baleines à des toxines paralysantes.

Le Golfe de Penas semble être une zone d’alimentation importante, surtout les années où l’une de leurs principales proies, la crevette grise (Munida gregaria, connue en anglais sous le nom de lobster krill), est abondante.
Ce crustacé forme de véritables « essaims » dans sa phase pélagique, qui peuvent se nourrir de phytoplancton, y compris de dinoflagellés toxiques comme A. catenella, accumulant ainsi leurs toxines et agissant comme un vecteur vers les niveaux trophiques supérieurs (McKenzie & Harwood, 2014).
Un lien possible avec « El Niño » et le changement climatique
Quelques mois avant la découverte des échouages de baleines (en septembre 2014), les conditions météorologiques dans la région étaient anormales et coïncidaient avec le développement du plus grand phénomène « El Niño » enregistré à ce jour.
L’événement chilien a coïncidé avec un autre cas de mortalité de baleines en Alaska (38 individus, dont des baleines à bosse), mais également avec une prolifération massive et prolongée de Pseudo-nitzschia (des diatomées produisant de l’acide domoïque) lors d’un réchauffement anormal de l’Océan Pacifique dû à «El Niño».

Le lien entre les deux mortalités << par les modifications induites dans l’écosystème marin par « El Niño » sur les températures, les régimes de vent et les nutriments dans le Pacifique oriental >> a conduit à penser que les grands mammifères marins sont déjà victimes des effets du réchauffement climatique.
Notamment parce que l’on soupçonne que le réchauffement climatique (lié à des facteurs anthropiques) pourrait être l’un des responsables de l’augmentation de la fréquence et de l’intensité de « El Niño » au cours des dernières décennies.
Le développement des efflorescences toxiques peut passer inaperçu si nous ne surveillons pas l’océan, mais les mammifères marins sont très sensibles aux modifications de cet écosystème. C’est pourquoi la biologiste marine Kathi Lefebvre (NOAA) les compare, aux canaris anciennement utilisés dans les mines de charbon pour détecter les émanations de gaz toxiques, dans l’article «Death by Killer Algae».
Néanmoins, les mortalités de mammifères marins dues aux biotoxines ne sont pas nouvelles. Les efflorescences toxiques de phytoplancton se produisaient déjà il y a des millions d’années et les archives géologiques conservent la mémoire de leurs effets sur l’écosystème.

Les restes fossiles de baleines, de phoques et de paresseux aquatiques découverts plus au nord, à Cerro Ballena (région d’Atacama), en sont un bon exemple. Pyenson et al, (2014).
Ce qui est aujourd’hui un désert, était il y a 6 à 9 millions d’années (au Miocène), une plaine supratidale protégée par une barrière côtière.
Et dans cette région, ces vestiges se sont accumulés et ont été préservés dans quatre strates différentes, témoignant des décès et des échouages massifs simultanés de mammifères marins et de poissons, sur une vaste zone et sur une période de 10000 à 16000 ans.
References:
- Hakai Magazine: «Death by Killer Algae», por Claudia Geib.
- Häusserman V. y col. Largest baleen whale mass mortality during strong El Niño event is likely related to harmful toxic algal bloom. PeerJ. DOI: 10.7717/peerj.3123 (2017).
- NOAA declares deaths of large whales in Gulf of Alaska an unusual mortality event.
- Pyenson N.D. y col. Repeated mass strandings of Miocene marine mammals from Atacama Region of Chile point to sudden death at sea. Proc. Royal Soc. B: Biol. Sci. 281(1781):20133316 (2014).