Articles

Natation synchronisée

Image de couverture: L’équipe de natation synchronisée [Auteurr: R. Rickman. Source: urbanfragment]

Gira el haz de luz para que se vea desde alta mar.

Yo buscaba el rumbo de regreso sin quererlo encontrar.

12 segundos de oscuridad (Jorge Drexler, 2006).

Texte traduit par Marc Long

La lumière est une source d’énergie mais également une source d’information grâce au sens de la vue. En tant qu’humains nous en avons aussi besoin pour des fonctions vitales telles que la synthèse de la vitamine D.

Chez la plupart des animaux, qu’ils aient des yeux semblables aux nôtres ou d’autres types de photorécepteurs, la lumière joue un rôle essentiel dans la vie. La croissance et le développement des plantes en dépendent, elles ont donc aussi des sortes « d’yeux » sous la forme de protéines photoréceptrices pour le rouge/rouge lointain (phytochromes), le bleu/ultraviolet-A (cryptochromes, phototropines, etc.) et l’ultraviolet-B.

Grâce aux signaux lumineux captés par ces protéines, la plante germe, s’adapte à l’environnement, croît et se reproduit. Et en mer… qu’arrive-t-il aux microalgues ? Eh bien, vous pouvez imaginer qu’en plus de la photosynthèse – tout comme leurs sœurs terrestres – elles utilisent la lumière pour d’autres choses telles que le réglage des cycles quotidiens (circadiens), des cycles saisonniers et la détection d’un excès de lumière visible et ultraviolette afin de prévenir les dommages.

Les oculaires et les ocelloïdes dans le phytoplancton. A) Chlamydomonas. B) Euglena. C) Kryptoperidinium. D) Warnowia. E) Nematodinium. F) Erythropsidinium. Source: Colley & Nilsson (2016).

Certaines microalgues ont des oculaires avec des protéines photoréceptrices et des caroténoïdes, comme EuglenaEn fait, on sait qu’au moins 9 types d’algues possèdent de tels organites. Par exemple les dinoflagellés du genre Erythropsidinium, dont nous avons parlé dans «La insólita criatura del señor Hertwig», possèdent des ocelloïdes. Erythropsidinium appartient à une famille (Warnowiaceae) caractérisée par ces « yeux microscopiques » élaborés.

Les fonctions de base de ces structures dans le phytoplancton sont la détection de la lumière ambiante et la phototaxie (mouvement guidé par la lumière). Outre les ocelles et les points oculaires, les chloroplastes peuvent également remplir des fonctions similaires, comme chez Chlamydomonas.

Les photorécepteurs sont proches des flagelles pour faciliter la transmission d’informations sous forme de signaux électriques ou chimiques qui induisent le mouvement. Les microalgues n’ayant pas de cerveautout est action-réaction !

Les espèces sans ocelles peuvent également détecter les changements de lumière grâce à des pigments photosensibles, bien que leur emplacement dans la cellule ne soit pas encore bien connu. On peut citer le dinoflagellé Prorocentrum donghaiense, les diatomées comme Pseudo-nitzschia granii et l’haptophycète Phaeocystis globosa. Gardez le nom de Pseudo-nitzschia en tête car nous allons en parler plus en détails…

Pseudo-nitzschia spp. Auteur: S. Busch. Source: Wasmund et col. (2018).

Jusqu’à présent, nous avons parlé de lumière ambiante, de phototaxie et des flagelles. Mais dans le cas de groupes tels que les diatomées (sans flagelles chez les cellules végétatives), leur mobilité est réduite par rapport aux organismes flagellés. Même si elles peuvent se déplacer en glissant sur des surfaces, en modifiant la longueur de leurs chaînes (chevauchant plus ou moins les individus qui les composent) et en régulant leur flottabilité en fonction de la lumière et des nutriments.

Mais des travaux récents ont révélé que certaines diatomées possèdent une capacité surprenante : elles communiquent en utilisant la lumière leur permettant ainsi de coordonner leurs mouvements – un comportement social !

Font-Muñoz et al. (2021) ont étudié le mouvement des chloroplastes et des cellules de Pseudo-nitzschia delicatissima dans des conditions de lumière et d’obscurité. Ils ont constaté que les diatomées oscillaient différemment lors de la sédimentation. Et surtout qu’elles oscillaient de manière synchronisée.

La synchronisation est due à la lumière rouge émise par l’autofluorescence de la chlorophylle. Il s’agit de la fluorescence naturelle émise par les microalgues vivantes.

Les diatomées oscillent de manière rythmique et ce comportement produit des signaux intermittents. En d’autres termes, chaque cellule agit comme un phare qui envoie un code lumineux aux autres. Un phare chlorophyllien rouge dans ce cas.

Les flashs individuels étaient rapidement synchronisés (sur des échelles d’une minute), et ont permis d’identifier un signal caractéristique dans la population. Ces impulsions lumineuses dépendent de la fréquence d’oscillation, qui change en fonction de l’orientation dans laquelle la cellule sédimente.

Et cette orientation des cellules est plus ou moins horizontale ou verticale selon le centre de masse, qui se déplace en fonction de la position des chloroplastes. Chaque Pseudo-nitzschia en a deux et ils sont plus ou moins joints selon la lumière, comme ceci:

Déplacement des chloroplastes de Pseudo-nitzschia delicatissima dans A) l’obscurité et B) la lumière, responsable du changement de l’orientation verticale des cellules et du signal fluorescent qui en résulte. Source: Font-Muñoz et col. (2021).

Le signal de fluorescence est modulé par le revêtement de silice des cellules et puis par la fréquence d’oscillation des individus. Cependant, dès qu’il y a un peu d’agitation dans l’eau, les diatomées ne peuvent pas réaliser leur nage synchronisée.

Même si la couleur bleue pénètre davantage dans l’eau, la lumière rouge est mieux transmise par les diatomées, qui peuvent détecter ces signaux. Elles possèdent des photorécepteurs rouges (phytochromes), contrairement aux autres groupes de phytoplancton.

Pour démontrer que la lumière déclenche la synchronisation, Font-Muñoz et al. ont exposé un groupe de cellules à des impulsions de lumière rouge imitant le signal émis par d’autres individus. Et – ta-da ! Après une brève transition, les diatomées ont commencé à osciller au rythme du signal lumineux.

Mais pourquoi ces diatomées nagent-elles de façon synchronisée ?

Chez les diatomées exposées à différentes qualités de lumière, il a été observé que la lumière rouge peut modifier leur taux de sédimentation et stimuler la reproduction sexuelle, comme dans le cas de la diatomée bleue pennée Haslea ostrearia.

Fluorescence rouge de la chlorophylle dans des cellules vivantes de Pseudo-nitzschia australis (grossissement 630x). Auteur: F. Rodríguez

La communication lumineuse entre les individus pourrait servir une fonction adaptative, comme l’augmentation de l’irradiation que les cellules reçoivent et l’absorption de nutriments. L’oscillation des cellules fait que leur sédimentation est irrégulière, mais leur permet de se retrouver plus facilement, facilitant ainsi la reproduction sexuelle.

Ainsi, la nage synchronisée de Pseudo-nitzschia delicatissima pourrait être une stratégie efficace – tant pour cette espèce que pour d’autres diatomées pennées – pour propager un comportement bénéfique à l’ensemble de la population afin de mieux utiliser les conditions environnementales à un moment donné.

Références:

  • Colley N.J. et Nilsson D.-E. Photoreception in Phytoplankton. Integrative and Comparative Biology, 56 (5): 764–775. (2016).
  • Font-Muñoz J.S. et col. Pelagic diatoms communicate through synchronized beacon natural fluorescence signaling. Sci. Adv. 7, eabj5230. (2021).
  • Mawphlang O.I.L. et Kharshiing E.V. Photoreceptor mediated plant growth responses: implications for photoreceptor engineering toward improved performance in crops. Front. Plant Sci. 8:1181. (2017).
  • Mouget R. et col. Light is a key factor in triggering sexual reproduction in the pennate diatom Haslea ostrearia. FEMS Microbiol. Ecol. 69:194–201. (2009).
  • Wasmund N. y col. Biological assessment of the Baltic Sea 2017. Marine Science Reports No 108. (2018).

Stranded Things 2

Traduit par Marc Long

Aujourd’hui, nous allons parler du pire cas de mortalité de baleines ces dernières années. Elle s’est produite au large de la côte sud du Chili en mars 2015, détaillée par une superbe étude de Häusserman et al. (2017) et un article populaire sur le web Hakai Magazine : « Death by Killer Algae« . Il s’agit d’un article formidable avec des images aériennes réalisées à l’aide de drones. Cet article existe également en format audio.

Fermes de saumon dans le fjord d’Aysén, au sud-ouest du Golfo de Penas. Source : Patagon Journal.

Je vais ici relater les faits de manière plus résumée.

La Patagonie chilienne couvre une vaste zone, difficile d’accès et peu peuplée. En raison des nombreux fjords, îles et canaux, son littoral équivaut à deux fois la circonférence de la Terre, soit 80 000 km.

Dans ce territoire, plus précisément dans le golfe de Penas (région d’Aysén, entre 46º30’S et 48ºS de latitude), une étude de plongée sur les invertébrés, dirigée par le Dr. Vreni Häusserman, a découvert en avril 2015 les premiers restes de rorquals boréaux : une trentaine répartis dans deux zones du golfe de Penas séparées par 200 km.

Il n’est pas rare que des baleines mortes soient découvertes dans la région, mais rarement en si grand nombre et sur une période aussi courte.

Leur position, couchées sur le côté ou sur le dos, avec le ventre gonflé, indique qu’elles sont mortes dans des eaux proches et qu’elles se sont ensuite échouées sur le rivage.

Qu’est ce qui a bien pu les tuer ?

Images aériennes de carcasses de rorqual boréal documentées (Golfo de Penas). Auteur : V. Häusserman, Source : Fig. 4 (Häusserman y col. 2017).

Häusserman et son groupe sont des spécialistes des invertébrés, et non du phytoplancton, si bien qu’ils n’ont pas tout de suite pensé aux biotoxines.

Pourtant, la côte sud du Chili est touchée chaque année par des proliférations de microalgues toxiques -avec le risque que cela comporte pour la santé publique, l’économie locale et la faune marine-, c’est pourquoi les autorités chiliennes mènent des programmes de surveillance des « marées rouges », par le biais d’organismes tels que l’Institut de Développement des Pêches (Instituto de Fomento Pesquero ; IFOP) et l’Office National des Pêches (Servicio Nacional de Pesca y Acuicultura ; SERNAPESCA).

Pour découvrir l’assassin, il fallait réunir toutes les preuves sur la scène de crime.

Quelques semaines plus tard, au mois de mai, une expédition commune entre le SERNAPESCAla marine Chilienne et la police d’investigation Chilienne (PDI) a été entreprise. Elle avait pour objectif de prélever des échantillons de phytoplancton, ainsi que des échantillons de baleines pour des études génétiques, des os de l’oreille et des contenus stomacaux pour rechercher la trace d’éventuelles biotoxines. 

Dans cette vidéo, vous pouvez voir des images de l’échantillonnage. L’odeur devait être importante….

En juin, Vreni Häusserman, accompagnée de sa collègue Carolina Gutstein (experte dans l’analyse de fossiles ou « taphonomie » pour rechercher, entre autres, les causes des décès) et d’un étudiant, ont survolé la côte pour compter le nombre de corps échoués dans le Golfe de Penas.

Ils avaient compté 70 spécimens quand, au milieu du silence, quelqu’un s’est exclamé : « Oh, merde, c’est un cauchemar ».

Ils ont recensé 343 carcasses de rorquals boréaux (Balaenoptera borealis), et 17 carcasses appartenant à d’autres espèces. Le tableau rassemblant ces informations dans Häusserman et al. (2017) est le plus triste que j’ai jamais vu dans un article scientifique et cette macabre liste fait 14 pages !!!

Qu’ont-ils découvert dans les échantillons de 2015 ?

Alexandrium catenella (image d’épifluorescence, marquée avec calcofluor). Auteur : Pablo Salgado.

Aucune des carcasses étudiées en mai 2015 ne présentait de signes extérieurs de maladie, de dommages physiques (attaques de prédateurs comme les orques) ou de dommages dans les os des oreilles (dus à des explosions). Ils ne sont pas morts de faim non plus, car ils possédaient suffisamment de graisse et leur estomac était plein.

L’hypothèse d’une maladie virale ou bactérienne ne peut être exclue à 100% en raison du degré de décomposition des cadavres.

D’autres causes, telles que les dommages causés par une explosion sous-marine, ont été exclues sur la base d’un faisceau d’indices.

Une mortalité massive synchronisée (entre février et avril) sur une région aussi vaste ne pouvait avoir qu’une seule origine…

Les analyses de toxines, réalisées sur les cadavres dans la zone et dans l’estomac de 2 animaux, ont révélé la présence de toxines paralysantes (PST ; Paralytic shellfish toxins) et de toxines amnésiques (ASP ; Amnesic shellfish toxins).

Les données de surveillance des toxines disponibles en mars 2015, à 120 km au nord du Golfe de Penas, ont montré des niveaux de toxines paralysantes (saxitoxines) 10 fois supérieurs à la normale, ainsi qu’une présence abondante du dinoflagellé Alexandrium catenella.

Mais aucune toxine amnésique (acide domoïque) n’a été retrouvée dans ces échantillons.

Au vu de tout cela, Häusserman et al. (2017) ont attribué la mort des baleines à des toxines paralysantes.

Crevette nordique (Munida gregaria). Source : Shallow Marine Surveys Group.

Le Golfe de Penas semble être une zone d’alimentation importante, surtout les années où l’une de leurs principales proies, la crevette grise (Munida gregaria, connue en anglais sous le nom de lobster krill), est abondante.

Ce crustacé forme de véritables « essaims » dans sa phase pélagique, qui peuvent se nourrir de phytoplancton, y compris de dinoflagellés toxiques comme A. catenella, accumulant ainsi leurs toxines et agissant comme un vecteur vers les niveaux trophiques supérieurs (McKenzie & Harwood, 2014).

Un lien possible avec « El Niño » et le changement climatique

Quelques mois avant la découverte des échouages de baleines (en septembre 2014), les conditions météorologiques dans la région étaient anormales et coïncidaient avec le développement du plus grand phénomène « El Niño » enregistré à ce jour.

L’événement chilien a coïncidé avec un autre cas de mortalité de baleines en Alaska (38 individus, dont des baleines à bosse), mais également avec une prolifération massive et prolongée de Pseudo-nitzschia (des diatomées produisant de l’acide domoïque) lors d’un réchauffement anormal de l’Océan Pacifique dû à «El Niño».

Des ours mangeant les restes d’une baleine dans la baie de Larson (Alaska). Source : NOAA.

Le lien entre les deux mortalités << par les modifications induites dans l’écosystème marin par « El Niño » sur les températures, les régimes de vent et les nutriments dans le Pacifique oriental >> a conduit à penser que les grands mammifères marins sont déjà victimes des effets du réchauffement climatique.

Notamment parce que l’on soupçonne que le réchauffement climatique (lié à des facteurs anthropiques) pourrait être l’un des responsables de l’augmentation de la fréquence et de l’intensité de « El Niño » au cours des dernières décennies.

Le développement des efflorescences toxiques peut passer inaperçu si nous ne surveillons pas l’océan, mais les mammifères marins sont très sensibles aux modifications de cet écosystème. C’est pourquoi la biologiste marine Kathi Lefebvre (NOAA) les compare, aux canaris anciennement utilisés dans les mines de charbon pour détecter les émanations de gaz toxiques, dans l’article «Death by Killer Algae».

Néanmoins, les mortalités de mammifères marins dues aux biotoxines ne sont pas nouvelles. Les efflorescences toxiques de phytoplancton se produisaient déjà il y a des millions d’années et les archives géologiques conservent la mémoire de leurs effets sur l’écosystème.

Fossiles de baleines à Cerro Ballena (Atacama, Chili). Auteur : Adam Metallo, Smithsonian Institution. Source : Hakai Magazine.

Les restes fossiles de baleines, de phoques et de paresseux aquatiques découverts plus au nord, à Cerro Ballena (région d’Atacama), en sont un bon exemple. Pyenson et al, (2014).

Ce qui est aujourd’hui un désert, était il y a 6 à 9 millions d’années (au Miocène), une plaine supratidale protégée par une barrière côtière.

Et dans cette région, ces vestiges se sont accumulés et ont été préservés dans quatre strates différentes, témoignant des décès et des échouages massifs simultanés de mammifères marins et de poissons, sur une vaste zone et sur une période de 10000 à 16000 ans.

References:

Stranded Things

Traduit par Marc Long

« Le phare aux orques ». Basé sur des événements réels. Situé dans la Península Valdés (Chubut, Argentine), ce film raconte l’histoire du garde forestier argentin Beto Bubas, d’orques sauvages et d’un garçon autiste. (Gerardo Olivares, 2016).

Les échouages de cétacés sont des phénomènes mystérieux et impressionnants.

Ces échouages sont mystérieux parce qu’il n’y a pas de cause unique pour les expliquer, et impressionnants parce qu’ils touchent des animaux qui inspirent l’admiration et pour lesquels nous avons une empathie toute particulière.

La plupart des échouages concernent des odontocètes (cétacés à dents), le sous-ordre auquel appartiennent les dauphins, les orques, les baleines à bec et les cachalots. Par contre, les observations d’échouages de mysticètes (baleines à fanons) ont toujours été rares.

Cela se justifie par le comportement social des odontocètes, qui ont tendance à vivre en grands groupes, alors que les mysticètes sont plutôt solitaires ou forment des groupes limités.

En outre, les mysticètes n’utilisent pas l’écholocation pour naviguer, un élément qui est également souvent mentionné pour expliquer les échouages.

Au cours de la dernière décennie, de nombreux échouages et décès de mysticètes ont eu lieu. C’est ce que nous verrons dans cet article.

Les raisons les plus courantes sont variées. Il s’agit dans la plupart des cas de maladies, du manque de nourriture, la désorientation et les blessures (tempêtes, bruits en mer), les accidents (collisions avec des bateaux), et enfin un facteur qui nous intéresse particulièrement dans ce blog: les toxines produites par le phytoplancton.

Baleine grise (Eschrichtius robustus) avec son baleineau (El Vizcaino, Baja California, Mexique). Auteur : J.E. Gómez Rodríguez. Source : Wikimedia commons.

Les plus grands échouages de baleines mysticètes ont été enregistrés en Amérique du Nord et du Sud.

Par exemple, en 1999 et 2001, 283 et 386 échouages ont été enregistrés sur la côte nord-est du Pacifique, principalement des baleines grises adultes. Dans les deux cas, on a soupçonné des symptômes de malnutrition. (Rowntree et col. 2013).

Quant aux décès causés par les biotoxines, le seul cas confirmé jusqu’à récemment est survenu en 1987 à Cape Cod (USA), avec la mort de 14 baleines à bosse après avoir ingéré des maquereaux (Scomber scombrus) contaminés par des saxitoxines: des neurotoxines paralysantes produites dans la région par des dinoflagellés du genre Alexandrium.

Pour que les carcasses de baleines atteignent la côte, elles doivent être mortes dans des zones peu profondes proches de la terre, car dans les eaux profondes, elles ont tendance à couler et ne laissent aucune trace à la surface.

Ces dernières années, de nombreux échouages de baleines ont eu lieu le long des côtes de l’Argentine et du Chili. Dans les deux régions, les efflorescences (ou bloom) de phytoplancton toxique sont fréquentes.

Les toxines sont-elles à l’origine de la mort des baleines? Il n’est pas facile d’obtenir des preuves, mais de nombreux indices permettent de suspecter leur responsabilité.

Península Valdés (Argentina)

Observation des baleines franches australes dans la Península Valdés. Auteur: M. Catanzariti. Source: Wikimedia commons.

Les côtes de la Péninsule de Valdés, au nord de la Patagonie, en Argentine (42-43º de latitude sud), constituent une zone de reproduction pour les baleines franches australes.

Eh bien, entre les années 2005-2014, une mortalité sans précédent a été enregistrée (649 spécimens au total), principalement des baleineaux de moins de 3 mois.

Les décès s’étalent sur plusieurs mois, et ont atteint un pic de 120 individus retrouvés morts en 2012. Les femelles de ces baleines ne se reproduisent que tous les 3 ans. Avec de tels taux de natalité, vous pouvez imaginer l’impact de cette catastrophe, qui peut affecter le maintien d’une espèce dont la chasse a réduit sa population originale à un faible 20%.

Une réunion d’experts de la Commission baleinière internationale (CBI) tenue en 2010 a permis d’identifier trois hypothèses principales : la rareté de la nourriture (krill de l’Antarctique : Euphausia superba), la maladie et l’empoisonnement par des biotoxines.

Une quatrième hypothèse s’y est ajoutée lors d’une autre réunion de la CBI en 2014 : le stress causé par des goélands (Larus dominicanus), qui attaquent les baleines pour se nourrir de leur peau et de leur graisse, provoquant des plaies ouvertes.

Frustules de Pseudo-nitzschia dans les déjections de baleines franches australes (Eubalaena australis) de la Península Valdés. (A-B) P. pungens, (C) P. australis, (D) complexe P. pseudodelicatissima. Source : Fig. 2 D’Agostino et al. (2015).

Parmi ces 4 hypothèses, l’hypothèse des biotoxines est celle qui se renforce à la suite de récentes études scientifiques telles que « Potentially toxic Pseudo-nitzschia species in plankton and fecal samples of Eubalaena australis from Península Valdés calving ground, Argentina ». (D’Agostino et col., 2015).

Ces chercheurs ont découvert la présence de nombreux frustules de diatomées du genre Pseudo-nitzschia dans les excréments de baleines vivantes ou de carcasses, ainsi que dans des échantillons de phytoplancton pendant la période où les baleines se rendent à Península Valdés.

Le genre Pseudo-nitzschia comprend de nombreuses espèces qui produisent de l’acide domoïque, une puissante neurotoxine que les lecteurs de ce blog connaissent bien, et qui peut causer de graves dommages à la faune marine.

D’Agostino et ses collaborateurs suggèrent que le zooplancton, la nourriture des baleines, agirait comme vecteur de l’acide domoïque. La neurotoxine a été détectée dans des échantillons de zooplancton de la région par d’autres chercheurs. Les baleineaux seraient indirectement exposés à l’acide domoïque, par le biais du lait maternel et/ou pendant la gestation.

De plus, certaines baleines, comme les baleines franches australes, pratiquent un type d’alimentation appelé « skim feeding » dans lequel elles écument la surface de l’eau (comme une passoire qui retire la crème du lait). Les chaînes de Pseudo-nitzschia peuvent facilement dépasser 300 microns de longueur et pourraient être filtrées directement par les baleines pendant ces phénomènes d’efflorescences. Voici une baleine franche australe en train de se nourrir en « skim feeding ».

Baleine franche australe (Eubalaena australis) avec un baleineau, au large de la Península Valdés, au milieu d’une efflorescence du dinoflagellé Lepidodinium chlorophorum. Auteur : M. Sironi (Prix Hilda Canter-Lund 2009). Source : British Phycological Society.

Les baleines franches australes sont également présentes lors des épisodes toxiques («  Paralytic Shellfish Poisoning » ou toxines paralysantes) induits par Alexandrium catenella et associés aux interdictions d’exploitation des coquillages. Les saxitoxines et l’acide domoïque ont été détectés dans les tissus de certains individus morts, mais à des taux faibles.

En octobre 2010, 15 baleines de toutes classes d’âge (6 baleineaux, 7 juvéniles et 2 adultes) sont mortes, un phénomène généralement associé aux efflorescences toxiques mais inhabituel dans la Péninsule Valdés.

Les concentrations de Pseudo-nitzschia et d’A. catenella étaient élevées à cette période. Et l’alimentation par « skim feeding » avait été observée chez des individus adultes à cette période.

Les observations satellite (Wilson et col. 2015) ont confirmé l’intensification des efflorescences printanières de phytoplancton dans la région, surtout depuis 2004, ce qui coïncide avec la plupart des décès :

<<649 baleines tuées entre 2005-2014>> contre 194 au cours des 30 années précédentes.

Au cours d’une de ces efflorescences, le chercheur argentin Mario Sironi a documenté l’image d’une marée verte de Lepidodinium chlorophorum, une espèce de dinoflagellé non toxique.

Il ne semble pas que Pseudo-nitzschia fasse partie des proliférations de microalgues les plus intenses au printemps, mais son abondance a nettement augmenté au cours de la dernière décennie. De plus il existe une corrélation positive entre 1) les enregistrements mensuels de la mortalités et 2) l’abondance de Pseudo-nitzschia. Une telle relation n’existe pas avec A. catenella.

En conclusion : il existe plusieurs preuves de l’exposition des baleines aux toxines de microalgues et plusieurs indices pointent vers l’acide domoïque.

Golfo de Penas (Chile)

Rorqual boréal à Caleta Buena (nord du Golfo de Penas), avril 2015. Auteur : K.-L. Pashuk. Source : Fig. 3 (Häusserman et al. 2017).

Mi-avril 2015. Lors d’une expédition de plongée visant à étudier la faune benthique au nord du Golfe de Penas, des cadavres et des squelettes de baleines sont apparus aux yeux des plongeurs.

L’inquiétude suscitée par cette découverte a entraîné, quelques semaines plus tard, une expédition conjointe du SERNAPESCA (SERvicio NAcional de PESCA y acuicultura), de la marine chilienne et du PDI (Policía De Investigaciones de Chile, Departamento de Investigación Criminal).

Ils ont documenté par voies terrestre, maritime et aérienne le pire cas de l’histoire : la mort de 343 baleines boréales (Balaenoptera borealis).

Mais c’est une longue histoire et je vous la raconterai dans le deuxième épisode de Stranded things.

Références

  • D’Agostino V.C. y col. Potentially toxic Pseudo-nitzschia species in plankton and fecal samples of Eubalaena australis from Península Valdés calving ground, Argentina. J. Sea Res. 106:39–43 (2015).
  • Häusserman V. y col. Largest baleen whale mass mortality during strong El Niño event is likely related to harmful toxic algal bloom. PeerJ. DOI: 10.7717/peerj.3123 (2017).
  • Rowntree V.J. y col. Unexplained recurring high mortality of southern right whale Eubalaena australis calves at Península Valdés, Argentina. Mar. Ecol. Prog. Ser. 493:275–289 (2013).
  • Wilson C. y col. Southern right whale (Eubalaena australis) calf mortality at Península Valdés, Argentina: Are harmful algal blooms to blame? Mar. Mammal Sci. 32:423–451 (2015).