Un ornithorynque dans la pièce
Image de couverture: ornithorynque (Ornithorhynchus anatinus). Source: Nature picture library
Traduit par Marc Long
La morphologie des êtres vivants a été fondamentale au cours de l’histoire pour étudier les relations évolutives et établir leur classification sur l’arbre de la vie. Mais les apparences sont souvent trompeuses.
Il existe des organismes difficiles à classer, avec des caractéristiques mixtes. L’ornithorynque est un exemple classique, une sorte de « castor extraterrestre » : un mammifère venimeux au bec de canard et qui pond des œufs…
Les adultes n’ont pas de dents et détectent leurs proies sous l’eau par électro-réception. Mais qu’est-ce que c’est ? Un mammifère ou un reptile ?
Des études génétiques, notamment le séquençage du génome, suggèrent que la branche évolutive des ornithorynques (monotrèmes) s’est séparée des autres mammifères il y a 166 millions d’années, avant l’émergence des marsupiaux et des placentaires dans une autre branche parallèle…
En remontant encore plus loin, on pense que les lignées évolutives qui ont donné naissance aux mammifères et aux reptiles (synapsides et sauropsides) ont commencé à diverger il y a 315 millions d’années.
Ce qui se passe avec les ornithorynques, c’est qu’ils ont évolué seuls en Australie, conservant certaines caractéristiques et en développant des caractéristiques « reptiliennes » (par convergence évolutive).
Un casse-tête qui a même semblé être une fraude pour les premiers naturalistes britanniques qui ont examiné les restes d’un spécimen à la fin du 18e siècle.
Bien. Une étude publiée en 2019 a découvert quelque chose d’aussi bizarre qu’un ornithorynque, mais cette fois parmi les dinoflagellés. Son nom scientifique Centrodinium punctatum.
Il ne s’agit pas d’une nouvelle espèce. Elle a été décrite par Cleve en 1900 sous le nom de Steiniella punctata, puis en 1907 avec la création du genre Centrodinium de nouveaux membres ont été découverts et ajoutés à ce genre au cours du 20ème siècle, dont le protagoniste d’aujourd’hui.

Comme vous pouvez le voir à son aspect, Centrodinium punctatum semble avoir eu un sérieux accident…
Mais techniquement, il est décrit comme fusiforme (ce qui sonne mieux). Peu d’individus avaient été étudiés dans des échantillons naturels et, en raison du manque d’informations, sa position taxonomique parmi les dinoflagellés était pour le moins incertaine. Les microalgues sont classées en combinant des caractères morphologiques et moléculaires. En l’absence de données génétiques, on a supposé qu’il était proche d’autres genres d’apparence similaire.
À l’été 2016, Li et col. (2019) ont isolé deux souches de Centrodinium punctatum à partir d’échantillons provenant de la mer de Chine orientale et ont obtenu des séquences génétiques pour caractériser – enfin – une espèce de ce genre. Ils ont résolu le mystère initial (sur quelle branche de l’arbre de l’évolution se trouve t’il ?) mais, comme dans un escape game, ils ont ouvert une nouvelle porte vers une autre pièce et une nouvelle énigme.

Les séquences de C. punctatum l’ont placé parmi les autres espèces du genre Alexandrium. C’est-à-dire que, génétiquement parlant, l’organisme ressemble à Alexandrium.
Les genres taxonomiques sont censés regrouper les espèces qui partagent un ancêtre commun. Mais ici, nous avons un ornithorynque dans la pièce. Ou plutôt : un Alexandrium écrasé.
Mais comment expliquer la position de Centrodinium punctatum ?
Ce résultat suggère que le genre Alexandrium n’est pas monophylétique mais paraphylétique. C’est-à-dire que les espèces incluses dans le genre Alexandrium ne partagent pas forcément d’ancêtre commun.
Et c’est un problème insoluble, du moins pour l’instant. Pour « corriger » cette anomalie, il faudrait obtenir davantage d’informations ou alors, soit diviser Alexandrium en plusieurs genres, soit l’étendre/le redéfinir pour y inclure l’ornithorynque. Désolé, Centrodinium.
Le premier essai ne s’est pas fait attendre…
Avec peu de temps pour se remettre du choc, Gómez et Artigas (2019) ont séquencé deux autres espèces de Centrodinium et cette vision plus large de Centrodinium les a conduits à proposer une division des espèces d’Alexandrium en 4 genres (Alexandrium, Gessnerium, Protogonyaulax et Episemicolon).
Mais Alexandrium n’est pas un genre quelconque. Il comprend des espèces produisant des toxines paralysantes qui causent de graves dommages économiques et des risques pour la santé humaine et la faune marine dans le monde entier. Ainsi, un changement aussi radical que celui proposé par Gómez et Artigas (2019) aurait un grand impact et nécessite des bases solides pour convaincre et obtenir un consensus dans la communauté scientifique.
Et c’est tout le contraire qui s’est produit. En 2020, un article de réponse a été publié par 50 auteurs (Mertens et col.) dont le titre ne laissait aucun doute sur le consensus : «Morphological and phylogenetic data do not support the split of Alexandrium into four genera».
L’ensemble des arguments ont été réfutés, aussi bien ceux morphologiques que génétiques, qui justifiaient la proposition de diviser Alexandrium en quatre genres. Je n’entrerai pas dans les détails car ils ne sont pas pertinents et vous pouvez les trouver dans l’article en question si votre intérêt vous conduit à la taxonomie.
Il suffira de résumer que les caractères morphologiques pour soutenir ces genres n’étaient ni stables ni suffisants. Et pas seulement pour les 4 nouveaux, mais aussi pour séparer Centrodinium de Episemicolon.
Quant aux résultats génétiques, les critiques ont porté sur le manque de résolution et de robustesse nécessaires dans les analyses pour reconstruire les relations évolutives entre ces genres. Comme l’a dit Carl Sagan: “extraordinary claims require extraordinary evidence”.
L’alternative serait d’étendre Alexandrium et c’est l’idée avancée par Mertens et col. à la fin de leur article-réponse à Gómez et Artigas. Mais il n’y a toujours pas de nouvelles taxonomiques à ce sujet… L’intégration de l’ornithorynque ne doit pas être une tâche facile.
Entre-temps, un nouvel article est sorti (Shin et col. 2020), et il démontre que Centrodinium punctatum produit des saxitoxines (toxines paralysantes; PSTs)… comme 14 autres espèces d’Alexandrium. Qui sait ? Plus qu’une surprise, cela pourrait être à l’avenir un clou de plus à planter pour le genre Alexandrium et clore l’histoire d’aujourd’hui.
Références:
- Gómez F. et Artigas L.F. Redefinition of the dinoflagellate genus Alexandrium based on Centrodinium: reinstatement of Gessnerium and Protogonyaulax, and Episemicolon gen. nov. Hindawi J. Marine Biol. 1284104 (2019).
- Li Z. et col. Discovery of a new clade nested within the genus Alexandrium (Dinophyceae): Morpho-molecular characterization of Centrodinium punctatum (Cleve) F.J.R. Taylor. Protist 170 (2), 168–186.
- Mertens K.N. et col. Morphological and phylogenetic data do not support the split of Alexandrium into four genera. Harmful Algae 98:101902 (2020).
- Shin H.H. et col. Centrodinium punctatum (Dinophyceae) produces significant levels of saxitoxin and related analogs. Harmful Algae 100:101903 (2020).
- Wesley C.W. et col. Genome analysis of the platypus reveals unique signatures of evolution. Nature 453:175-183 (2008).