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Le géant dormant

Image de couverture : efflorescence phytoplanctonique dans la mer des Tchouktches (juin 2018). Source: NASA.

Le réchauffement climatique va 4x plus rapidement en Arctique que sur le reste de la planète. Ce phénomène connu sous le nom “d’amplification polaire” est un des nombreux signes révélateurs de l’altération du climat. Dans certaines régions, des augmentations de 2-3 ºC ont été enregistrées en seulement 30 ans. Ces modifications du climat affectent le pergélisol: des sols gelés durant au minimum 2 ans de suite, et très riches en eau, matière organique et CO2.

Anomalies de temperatures globales (en bleu) et en Arctique (en rouge) par rapport à la normale entre 1850 et 1900. Source: Berkeley Earth.

La fonte saisonnière de la toundra est connue pour activer le métabolisme des microorganismes du pergélisol qui participent à l’augmentation de la production biologique de méthane et de CO2. Mais ce n’est pas tout… En plus des émissions biologiques, la hausse des températures entraine la libération de méthane piégé dans et sous le pergélisol: mais également dans le pergélisol sous-marin à l’est de la Sibérie, sur le plateau côtier le plus long et le moins profond du monde.

Tout cela contribue à amplifier le réchauffement de la région, d’autant que la fonte des glaces et la perte de neige assombrissent l’Arctique et réduisent l’effet d’albédo, augmentant ainsi l’absorption de l’énergie solaire par le sol et la température de l’air. En conséquence, le réchauffement de l’Arctique bat record sur record. En 2020, la Sibérie a connu une vague de chaleur de 6°C supérieure à la moyenne 1979-2000.

Source: Berkeley Earth.

Mais les effets de cette fonte et du réchauffement de l’océan sont partiellement contrebalancés: la fonte de la glace de mer et l’augmentation de la température favorisent la photosynthèse du phytoplancton qui capture une partie du CO2 atmosphérique.

Sur la côte ouest de l’archipel du Svalbard, on a constaté que la productivité du phytoplancton contrebalançait l’effet de serre associé à la fuite de méthane par le fond. La remontée des eaux profondes favorise la remontée du méthane, mais apporte également des nutriments à la surface qui stimulent la photosynthèse et la consommation de CO2 par rapport aux eaux libres moins productives.

Avec le réchauffement global, certains gagnent pendant que d’autres perdent. L’océan ne fait pas exception à la règle. La hausse des températures dans l’océan Arctique, dans des zones telles que la mer de Béring et, plus au nord, la mer des Tchouktches, prolonge les conditions favorables au développement du phytoplancton. Cela profite également à certaines espèces toxiques comme le dinoflagellé Alexandrium catenella, responsable d’empoisonnement par le syndrome paralytique (PSP). Voici une photo de ce dinoflagellé (à gauche) dans un échantillon de la mer de Béring.

En Alaska, les cas d’intoxication à la suite de la consommation de coquillages contaminés remontent à plusieurs siècles, mais ce n’est qu’en 1937 que la présence de l’organisme responsable, Alexandrium, a été confirmée. Le premier incident documenté remonte à 1799 avec la mort de 100 chasseurs qui avaient mangé des moules près de Sitka, en Alaska. En 2010, deux autres personnes sont mortes en Alaska après avoir mangé des coquillages ramassés directement sur le rivage.

Les coquillages certifiés font l’objet d’un contrôle strict de la part des autorités et peuvent être consommés sans danger. Mais les coquillages et les crabes récoltés par des particuliers dans le cadre de la pêche récréative ou traditionnelle constituent une menace bien réelle. Les biotoxines s’accumulent le long de la chaîne alimentaire marine. Une étude récente sur les mammifères échoués et capturés en Alaska a détecté des saxitoxines dans 10 des 13 espèces analysées (baleines, phoques, marsouins, etc.), y compris celles consommées par les populations locales. Et dans certains spécimens, la saxitoxine a atteint des valeurs de risque à la fois pour la faune et pour l’homme.

Transfert des saxitoxines responsable du syndrôme paralysant en Alaska. Auteur: S. Kibler. Source: NOAA.

Le réchauffement climatique pourrait réveiller un géant des mers. Alexandrium catenella reste dormant dans les sédiments, sous forme de kystes, pendant la majeure partie de son cycle de vie. Lorsque les conditions sont réunies (température, oxygène, etc.), les kystes germent et se transforment en cellules végétatives flagellées qui réalisent la photosynthèse, se divisent de manière asexuée, peuvant provoquer des proliférations toxiques.

Cycle de vie d’Alexandrium. Source: US National Office for HABs.

Lors de deux campagnes océanographiques en été 2018 et 2019, des proliférations d’A. catenella ont été enregistrées dans la mer des Tchouktches. Un échantillonnage approfondi du fond a confirmé la présence de jusqu’à 17 000 kystes/cm dans les 3 cm supérieurs de sédiments. En extrapolant les données à l’ensemble de l’Arctique, le tapis de kystes en Alaska serait gigantesque – le plus grand au monde à ce jour

L’accumulation de kystes proviendrait de populations se développant plus au sud et arrivant au nord par les courants traversant le détroit de Béring. Jusqu’à il y a une vingtaine d’années, les températures des eaux de fond étaient probablement trop basses pour permettre une germination significative. Mais les kystes peuvent survivre pendant des décennies (voire jusqu’à un siècle) dans l’attente de conditions favorables. Et les relevés actuels d’A. catenella suggèrent que les populations locales se développent déjà à partir de kystes sédimentaires…

L’augmentation de la température accélère la germination des kystes. Des augmentations allant jusqu’à 1,7-2,5 °C dans la zone étudiée de la mer des Tchouktches, couplées aux résultats obtenus sur des kystes en laboratoire, suggèrent que la période de germination d’A. catenella a été réduite de 20 jours par rapport à la décennie précédente !

Nombre de jours nécessaires à la germination des kystes d’A. catenella incubés en laboratoire et isolés de l’Alaska arctique et du golfe du Maine (GOM). La ligne rouge indique les 85 degrés-jours qu’ils doivent accumuler pour germer, quelle que soit leur origine. Source: Anderson y col. (2021).

Un géant endormi ? Les proliférations historiques d’Alexandrium catenella ont tapissé le sol arctique de l’Alaska de kystes, déposés décennies après décennies dans un environnement défavorable, presque un cimetière sous-marin. Mais le réchauffement de l’Arctique pourrait changer leur destin et permettre aux kystes de se “réveiller” et de germer en quantités suffisantes pour se développer et accentuer les proliférations toxiques dans la région. Il s’agit d’un scénario inquiétant, qui s’ajoute aux pressions exercées par le réchauffement climatique sur la faune marine et les populations qui en dépendent pour leur vie quotidienne.

Texte traduit par Marc Long

Références:

  • Anderson D. et col. Evidence for massive and recurrent toxic blooms of Alexandrium catenella in the Alaskan Arctic. PNAS, 118(41) e2107387118. (2021).
  • CCAG reports. Extreme weather events in the Arctic and beyond: A global state of emergency. Disponible en https://www.ccag.earth/reports
  • Froitzheim N. et col. Methane release from carbonate rock formations in the Siberian permafrost area during and after the 2020 heat wave. PNAS 118(32), e2107632118. (2021).
  • Horner R.A. et col. Harmful algal blooms and red tide problems on the U.S. west coast. Limnol. & Oceanogr. 42:1076-1088. (1997).
  • Lefebvre K.A. et col. Prevalence of Algal Toxins in Alaskan Marine Mammals Foraging in a Changing Arctic and Subarctic Environment. Harmful Algae 55:13–24. (2016).
  • Pohlman J.W. et col. Enhanced CO2 uptake at a shallow Arctic Ocean seep field overwhelms the positive warming potential of emitted methane. PNAS 114(21):5355-5360. (2017).
  • Vandersea M. et col. Environmental factors influencing the distribution and abundance of Alexandrium catenella in Kachemak bay and lower cook inlet, Alaska. Harmful Algae 77:81-92 (2018).