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Après la guerre

Marché de Noël sur la Place de la Liberté (Brest). Source : Office de tourisme Brest métropole

Rappelle-toi Barbara

Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là

Et tu marchais souriante

Barbara (Jacques Prévert, 1946)

Traduit par Marc Long

J’ai découvert Brest lors d’un congrès en 2000. La ville m’a laissé une impression étrange, comme si j’étais dans une maquette grandeur nature. Tout était très bien rangé et à sa place.

J’ai vite appris que Brest avait été rasée (littéralement) pendant les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Le sentiment que j’avais de ses rues émanait donc de quelque chose de bien réel.

Au fil des ans, j’ai découvert que la Bretagne est une région qui regorge de villages charmants: maisons, châteaux et bâtiments uniques vous ramenant des siècles en arrière.

Rennes, Saint Malo et Lorient sont des exemples d’autres villes bretonnes détruites pendant la guerre. Mais le cas de Brest est particulier: c’était un important port militaire occupé par les nazis en 1940, où a été construite une base de sous-marins. Ils y ont fait une place forte pendant 4 ans et ne l’ont pas quittée de leur propre initiative…

Brest a subi des bombardements continus (plus de 300 !) par les Alliés jusqu’à sa libération en 1944. Le siège de Brest a été dévastateur et lorsque les troupes américaines ont hissé leur drapeau, elles l’ont fait au milieu d’un champs de ruines, dans un paysage post-apocalyptique. Seule une bonne partie du château médiéval et le musée de la marine à l’intérieur ont résisté.

Déminage d’une mine dans la rade de Brest (15 septiembre 2020). Auteur : Marine Nationale. Source: Le Télégramme

La reconstruction a été loin d’être facile.

Aujourd’hui, Brest est une ville d’apparence moderne, sans centre historique. Des obus, des mines et des bombes d’avion, y sont encore régulièrement retrouvés, (dans le sous-sol et dans la rade).

Elle compte quelques 140 000 habitants et (au cas où cela vous intéresserait) est jumelée avec Coruña.

Depuis la fin du 20ème siècle, une augmentation progressive du dinoflagellé Alexandrium minutum, producteur de toxines paralysantes (saxitoxines), a été observée dans la baie de Brest. Sa première prolifération en Bretagne a été détectée en 1987, mais plus au sud, dans la baie de Vilaine…

Dans la rade de Brest, sa présence était occasionelle jusqu’en 2008. Mais en 2009, une première efflorescence importante a eu lieu, suivie en 2012 d’une autre prolifération très importante. L’efflorescence de 2012 a provoqué les premières contaminations de coquillages avec des niveaux dépassant 10 fois les niveaux autorisés de saxitoxines, entrainant ainsi des interdictions de commercialisation. Les proliférations se sont étendues à d’autres estuaires de la côte atlantique française, où le dinoflagellé continue à provoquer des fermetures fréquentes dans le secteur de l’aquaculture.

Dans une telle situation, on peut se demander si A. minutum est l’exception dans un écosystème stable ou si sa récente prolifération reflète des changements plus larges dans les communautés.

Marée rouge de Alexandrium minutum dans l’estuaire de la Penzé (Bretagne). Source: Ifremer.

Alors… le phytoplancton de la rade de Brest a-t-il changé ? Eh bien, la réponse est OUI.

Et maintenant posons-nous les questions suivantes: quand, comment et pourquoi?

Les séries historiques sur le phytoplancton ne datent que de quelques décennies et n’offrent pas de larges perspectives (à l’exception, par exemple, de l’enquête CPR britannique CPR survey, qui a débuté en 1931).

Mais il existe des alternatives. La détection des formes de résistance (kystes) dans les sédiments des fonds marins et les analyses de l’ADN environnemental permettent de savoir si un dinoflagellé toxique comme A. minutum est nouveau dans le voisinage ou s’il est un résident régulier.

Une première étude en 1993 (Erard-Le Denn et al.) n’a pas détecté de kystes d’A. minutum dans les sédiments de la rade de Brest avant 1990. Mais Siano et al. en 2021 sont allés un peu plus loin, en échantillonnant 3 zones dans la rade de Brest. Ils ont analysé l’ADN environnemental dans des carottes de sédiments du fond de la rade (de la surface jusqu’à une profondeur maximale de 12 m) pour reconstituer les paléocommunautés de protistes (autrement dit les communautés que l’on retrouvait en rade à l’époque).

Ils ont ainsi réussi à en reconstituer la composition, microalgues comprises, et remonter jusqu’au Moyen Âge (1121±149). C’est de cette manière qu’il est possible de connaître le point de départ de l’époque préindustrielle et d’aborder des questions aussi intéressantes que celles que vous verrez ci-dessous…

Au cours des siècles qui ont vu les règnes de François Ier (1515-1547), du Roi-Soleil, Louis XIV (1643-1715) ou du dernier Bonaparte (Napoléon III, 1852-1870), le phytoplancton brestois est resté impassible tant pour l’avenir de la France que pour celui de l’humanité en général.

Biecheleria tirezensis. Source: Raho et col. (2018)

A cette époque, la rade de Brest était dominée par des dinoflagellés de l’ordre des Suessiales (Pelagodinium et Biecheleria/Protodinium). Les Suessiales ne produisent pas de toxines mais ils se caractérisent par un grand nombre de plaques thécales par rapport aux autres dinoflagellés. Pourquoi ? Eh bien, allez savoir

Puis, parmi les straménopiles – qui comprennent les protistes hétérotrophes et les diatomées – les premiers ont régné en maîtres.

Les changements dans le phytoplancton de la baie de Brest sont seulement intervenus au milieu du 20ème siècle.

Les communautés de dinoflagellés ont changé radicalement au cours des années 1940. Les Suessiales « historiques » ont été remplacées par un nouvel ordre, les Gonyaulacales, d’abord par le genre Gonyaulax et à partir des années 1980 par Alexandrium et Heterocapsa (ordre des Peridiniales).

Quant aux straménopiles, dans les années 40 et 50, le règne des organismes hétérotrophes a fait place aux diatomées parmi lesquelles Chaetoceros s’est distingué jusque dans les années 1980. Puis, depuis les années 1990, il a été détrôné par le genre Thalassiosira entre autres.

Que s’est-il passé au cours de ces deux périodes du 20e siècle (années 1940 et 1980) pour que le phytoplancton subisse des changements irréversibles?

Et bien, une activité industrielle frénétique liée à l’occupation nazie entre 1940 et 1944 et la chute de 30 000 tonnes de bombes sur la ville qui a sûrement contaminé la baie (directement et par les eaux continentales).

C’est ainsi que le poème « Barbara » décrit cet enfer: « Sous cette pluie de fer / De feu d’acier de sang » (J. Prévert).

Résumé graphique des résultats des paleocommunautés en rade de Brest. Auteur: Siano et col. (2021). Source: x-mol.com

Siano et al. avouent la difficulté de connaître avec précision la composition métallique des projectiles mais les anomalies de plomb et de chrome dans les sédiments de Brest coïncident avec celles de Pearl Harbor (USA) après le violent bombardement de l’aviation japonaise.

Et les changements intervenus dans les années 80 et 90 ? Dans ce cas, ils seraient liés au déséquilibre du rapport azote/phosphore (N/P) en rade de Brest.

Les nitrates provenant des engrais et du regain d’activité agricole à partir des années 1950-60 sont la cause de ce déséquilibre. Le développement agricole continu dans la seconde moitié du 20ème siècle a conduit à un doublement des taux de nitrates dans les rivières de l’Aulne et de l’Elorn entre les années 1970 et 1990.

Les changements anthropiques diminuent également le rapport entre le silicate (Si) et N et P, ce qui a d’autres conséquences sur la composition du phytoplancton : la productivité des diatomées peut perdre du poids au profit d’autres groupes, notamment les dinoflagellés toxiques.

Néanmoins, la rade de Brest a bien résisté aux proliférations de dinoflagellés toxiques jusqu’à la dernière décennie. Et une curieuse hypothèse pourrait expliquer celà : une “bombe à retardement” de silicate liée à un organisme invasif.

Après la Seconde Guerre mondiale, la culture de l’huître du Pacifique (Crassostrea gigas) a été introduite et, avec elle, une autre espèce invasive sans valeur économique : le gastéropode Crepidula fornicata.

Les populations de Crepidules se sont tellement développées qu’elles ont fini par couvrir de vastes zones au fond de la rade de Brest…

Communautés de Crepidula fornicata et coquilles Saint-Jacques dans la rade de Brest. Source: Stiger-Pouvreau & Thouzeau (2015).

Il y avait des plans pour les éradiquer mais il y a 10 ans les populations ont commencé à régresser (on ne sait pour quelle raison). Ils constituaient une menace sérieuse pour l’aquaculture car ils entraient en compétition avec des bivalves d’intérêt commercial comme les coquilles Saint-Jacques (Pecten maximus).

Mais les Crepidules ont un autre effet. Ils filtrent l’eau et produisent des bio-dépôts enrichis en silicate, élément essentiel pour les diatomées.

Ainsi, après la prolifération des diatomées au printemps, les bio-dépôts de Crepidula retenant les silicates se dissolvaient ensuite dans l’eau, et facilitaient la croissance des diatomées pendant l’été.

Au début du 21e siècle, des résultats expérimentaux et des modèles ont appuyé cette hypothèse  » Si/Crepidule « , indiquant que leur éradication avait potentiellement augmenté la probabilité de proliférations de dinoflagellés toxiques en raison de la limitation en silicate pendant l’été.

Au cours de la dernière décennie, alors que Crepidula a reculé, les efflorescences toxiques telles que celles d’A. minutum sont devenues récurrentes. C’est donc le bon moment pour réévaluer cette hypothèse établissant un lien entre les différentes communautés et les équilibres biogéochimiques actuels.

L’étude des paléocommunautés de la baie de Brest (Siano et al.) montre que l’influence humaine en baie de Brest a transformé les conditions environnementales préindustrielles modifiant inéluctablement les assemblages de phytoplancton. Ces conditions ont également changé avec l’introduction d’espèces « ingénieurs de l’écosystème » telles que Crepidula ou d’autres espèces invasives.

Donc rien n’a plus été pareil après la guerre. Tant pour les personnes que pour le phytoplancton…

En 1962 sort l’album « Yves Montand chante Jacques Prévert« , qui comprend un poème émouvant, « Barbara« , écrit par Prévert en 1946.

Cet article commence et se termine avec lui, pour que nous n’oublions pas que la guerre est une connerie qui emporte tout, sauf la douleur et les souvenirs de ceux qui y ont survécu

Remerciements: à Marc Long, tant pour une nouvelle traduction que pour m’envoyer l’article de Raffaele Siano et col.

Références:

  • Chapelle A. y col. The bay of Brest (France), a new risky site for toxic Alexandrium minutum blooms and PSP shellfish contamination. Harmful algae news 51:4-5 (2015).
  • Erard-Le Denn E. y col. In: Smayda T.J. & Shimizu Y. (Eds.). Toxic Phytoplankton in the Sea. Elsevier Science Publisher, pp. 109-114 (1993).
  • Raho N. y col. Biecheleria tirezensis sp. nov. (Dinophyceae, Suessiales), a new halotolerant dinoflagellate species isolated from the athalassohaline Tirez natural pond in Spain. Eur. J. Phycol. 53:99-113 (2018).
  • Ragueneau O. y col. The Impossible Sustainability of the Bay of Brest? Fifty Years of Ecosystem Changes, Interdisciplinary Knowledge Construction and Key Questions at the Science-Policy-Community Interface. Front. Mar. Sci. 5:124 (2018).
  • Siano R. y col. Sediment archives reveal irreversible shifts in plankton communities after World War II and agricultural pollution. Curr. Biol. 31:1–8 (2021).
  • Stiger-Pouvreau, P. & Thouzeau, G. Marine Species Introduced on the French Channel-Atlantic Coasts: A Review of Main Biological Invasions and Impacts. Open Journal of Ecology 5:227-257 (2015).